Hubert-Félix Thiéfaine - Scandale mélancolique (2005)

La musique de Thiéfaine dans Scandale mélancolique est une mélancolie ardente, semblable à une brume qui s’installe au petit matin sur une ville de bord de mer encore engourdie (ça c'est que je vois dans mes rêves). Vous savez, cette vapeur grise qui monte des pavés après la pluie, quand la lumière hésite à se lever. Subitement, une éclaircie perce l’épaisseur du ciel, d’abord discrète, puis un rayon s’étire et embrase les façades. Les vitres ternies se mettent à miroiter. Bientôt, la ville devient constellation de reflets, comme si le chaos s'enveloppait d’une beauté secrète.

j’aime rôder vers les fleurs perdues
dans les jardins sauvages
aux parfums d’ardoises & de rues
des villes avant l’orage
(Jardins sauvages)

de la folie des ombres / à l'alchimie des heures / on se perd dans le nombre / infini des rumeurs / c'est juste une pénombre / au fond de la douleur / c'est juste un coin trop sombre / au bout d'un autre ailleurs... (Scandale mélancolique) 

Ce disque, comme son titre l’indique, repose sur un double sentiment. Une mélancolie profonde, nourrie par les obsessions existentielles de Thiéfaine (mort, solitude, usure du temps, amours fragiles), et une tension scandaleuse, traduite par l’ironie, le cynisme et les éclats de révolte. Je l’ai vécu comme un miroir de ma propre initiation au monde adulte. À cet âge où tout paraît immense. Les amours, les chagrins, les découvertes, les galères, les nuits blanches, Scandale mélancolique a tenu lieu de boussole, ou peut-être de dérive assumée. Il m’a accompagné dans mes errances, sur les bancs à minuit, dans les bars enfumés, dans les couloirs trop longs de ma gare de province qui ne me donnaient rien d'autre que des envies d'ailleurs. Automne 2005. Je rentre de Montréal, les valises pleines de nostalgie et de souvenirs qui débordent de partout. A Perpignan, tout est pareil mais tout a changé. J’ai l’impression d’être revenu dans un décor où j'ai la certitude de ne plus être à ma place. Et c’est pile à ce moment-là que sort Scandale Mélancolique. 

Petite fierté sans intérêt : c’est la première fois que j’assiste à la sortie d’un album de Thiéfaine. Pas en décalé, pas des années après, pas en mode tête de nœud qui arrive toujours quand la fête est finie. Non, là je suis au bon moment, au bon endroit, c'est-à-dire planté au milieu du rayon CD du magasin Nuggets de Perpignan où trône magnifiquement le quatorzième album du Jurassien. Le précédent, Défloration 13 (2001), m’avait laissé un peu froid, j’étais ailleurs, plongé dans le rock alternatif donc accro à Fragments d’hébétude (1993). Sans pour autant cracher sur La tentation du bonheur (1996) et Le bonheur de la tentation (1998) remplis de belles pépites. 

j’ai découvert la solitude
le jour de ma fécondation
et bien que j’en aie pris l’habitude
j’attends l’heure de ma rédemption

(Loin des temples en marbre de Lune)

A l'écoute, ce disque marque une sorte de réconciliation, voir de fracture selon les appréciations de chacun. Moins expérimental que ses prédécesseurs, mais tout aussi riche, porté par une orchestration poussée à l'onirisme, ample et soignée où pour la première fois HFT s'entoure de beaux artistes de ce début de siècle (Mikaël Furnon, Philippe Paradis, Cali, Frédéric Lo, JP Nataf, Jérémie Kisling, Elista). Face à cette palette de talents, il se dresse comme un pilier solide au sommet de sa maturité artistique qui commence à exploser (On sait tous que Scandale mélancolique, comme une sorte de mise en bouche, ouvrira la voie du succès à Suppléments de mensonges (2011), qui obtiendra la Victoire de la Musique et la reconnaissance -enfin- du grand public et du métier)... À l’époque, Thiéfaine approche la soixantaine et semble vouloir à la fois dresser un bilan et rouvrir le champ des possibles. Personnellement, ce disque, je l’ai souhaité comme un signe de retour à la maison, comme la bande-son de mes nouveaux pas “après Montréal”. Retour au bercail, le même cycle recommençait. Il faut imaginer la régularité de ce celui-ci. Jour après jour, en ce temps de ma jeunesse, les mêmes trajets, les mêmes soirs, les mêmes folies, les mêmes doutes, les mêmes tourments, les mêmes gueules de bois. Et derrière, toujours cette musique, ces mots qui battaient la mesure de mes débuts d’adulte. Les chansons revenaient invariablement comme la marée intérieure, déclinant chaque fois une nuance différente de ma propre vie : parfois rage, parfois douceur, parfois ironie cruelle. Comme ces peintres obstinés qui reviennent planter leur chevalet devant le même horizon, convaincus qu’un secret se cache dans les infimes variations du paysage. Thiéfaine, lui, revenait toujours à ses obsessions mais avec une sagesse nouvelle, une distance à la fois douce et acérée. Dans Scandale mélancolique, j’entendais moins le prophète halluciné des années 80 que le veilleur fatigué mais lucide, qui murmure ses visions à l’oreille de ceux qui savent écouter, à ceux qui aiment l'écouter. Les morceaux, tour à tour électriques ou contemplatifs, ouvraient en moi des chambres intérieures : les murs tapissés de souvenirs, les miroirs profonds des désirs inassouvis, la splendeur d’un chaos intime qui parlait une langue secrète dont j'avais la sensation d'en connaître le dialecte. 

Nous sommes tous un peu trop fragiles
A regarder tomber la nuit
Sur le vert-de-gris de nos villes
Avec nos amours sous la pluie

Dans cette grisaille silencieuse
Où les regards de nos déesses
Deviennent des ombres orageuses
Et chargées d'étranges tristesses... 

Gycénées 
(aux paroles délicieuses qui dansent sur une musique magnifique de Cali)

À travers ce disque, la mélancolie devenait presque luxueuse. Non pas une plainte, mais une matière précieuse, sombre et éclatante, comme ces couchers de soleil qui incendient les toits d’une ville de granit et d’or. Hubert-Félix Thiéfaine parvenait à dire la nuit, mais sans renoncer à l’aube. Son chant était celui d’un funambule oscillant entre abîme et lumière, et c’est dans cette ambiguïté que jaillissait la beauté la plus pure. Je pense au sublime L'étranger dans la glace, à la fois poétique et tragique. Troublant et lumineux. Descendre dans la soufflerie / Où se terre le mystère inquiet / Des ondes et de l'asymétrie / Des paramètres aux coeur violet / Je vois des voiles d'aluminium / Au fond de mon regard distrait / Des odeurs de mercurochrome / Sur le registre des mes plaies...  Moi, je l’écoutais dans le vacarme des jours qui traversent les paysages ordinaires pour en savourer ce mélange de désespoir tendre et de plaisir paradoxal. Ce n’était pas triste. C’était au contraire une promesse, la certitude qu’on pouvait voir l’ombre et pourtant se sentir vivant. Au bout de ce voyage musical, ce titre m'arrachait littéralement à moi-même. Comme si, après la nuit, une voix intérieure annonçait que le jour revenait, que la vie reprenait, fragile mais tenace. 

Les joyeux éboueurs des âmes délabrées / Se vautrent dans l'algèbre des mélancolies / Traînant leurs métastases de rêve karchérisé / Entre les draps poisseux des siècles d'insomnie / Ça sent la vieille guenille et l'épicier cafard / Dans ce chagrin des glandes qu'on appelle l'Amour / Où les noirs funambules du vieux cirque barbare / Se pissent dans le froc en riant de leurs tours… 
(Confessions d'un Never Been)

Cet album s'achève toujours pour moi sur ce sentiment ambigu qui perdure : je ne sais toujours pas si je suis consolé ou davantage ébranlé. Il m’a fallu des semaines, des mois, des années, vingt ans même pour en épuiser les contours. Chaque écoute ouvre toujours une nouvelle brèche, révèle une nouvelle facette de l'auditeur séduit à jamais que je suis. Vingt ans plus tard, je comprends pourquoi Scandale mélancolique est bien plus qu'un beau disque : c’était une initiation, une balise dans cette longue discographie que je possède. Il a accompagné mes dernières jeunes années et encore fiévreuses tirant un fil tendu entre lucidité et espérance. J’y ai trouvé non pas des réponses, mais une manière d’habiter l’incertitude de la vie. Et c’est peut-être ça, le véritable cadeau de Thiéfaine. Nous montrer que, dans l’entre-deux de la nuit et du jour, dans le vacillement permanent de nos vies, peut se loger une beauté absolue, une poésie fracassante, dès lors que l'on s'engouffre dans l'une des nombreuses œuvres de ce Scandale mélancolique qui est toujours aussi beau.

Tracklist
01 - Libido moriendi
02 - Scandale mélancolique
03 - Gynécées
04 - Confessions d’un Never Been
05 - Le jeu de la folie
06 - Last Exit to Paradise
07 - L’étranger dans la glace
08 - Les jardins sauvages
09 - Télégramme 2003
10 - Loin des temples en marbre de lune
11 - La nuit de la Samain
12 - When Maurice Meets Alice
13 - That Angry Man on the Pier

26 septembre 2025
Columbia 


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